Histoire de la classification des éléments

Le tableau périodique des éléments, également appelé table de Mendeleïev, classification périodique des éléments ou simplement tableau périodique, représente tous les éléments chimiques.

Lorsque en 1869, Dmitri Ivanovitch Mendeleïev propose son tableau périodique des éléments, celui-ci s’inscrit dans une longue tradition cherchant à définir, organiser et classer les éléments constitutifs de la matière. Une tâche qui ne s’est pas arrêtée avec lui et qui continue encore aujourd’hui sous d’autres formes.

1.La théorie élémentariste

Christ tenant un globe
Christ tenant un globe avec ses cinq éléments (terre, eau, air, feu et éther, constituant des sphères célestes) selon la Physique d’Aristote. Illustration du XVe siècle. © bridgemanart.com Crédit : bridgemanart.com

Il est possible de faire remonter la recherche d’une organisation de la matière aux philosophes de l’antiquité. Si des théories atomistes sont défendues dès le Vème siècle av. J.-C. par Leucippe et son disciple Démocrite d’Abdère, c’est la théorie élémentaliste défendue à la même époque par Empédocle qui s’imposera dans l’antiquité. Fondée sur les cinq éléments que sont la terre, l’eau, l’air, le feu et l’éther (ce cinquième élément est ajouté plus tardivement à la liste d’Empédocle), elle s’impose au IVème siècle av. J.-C. par l’enseignement d’Aristote, précepteur d’Alexandre III de Macédoine, en se répandant à travers l’immense empire de ce dernier. La théorie d’Aristote repose sur une conception du « lieu naturel » des choses, qui voit l’univers organisé en cinq sphères concentriques, de la plus basse (la sphère terrestre) à la plus haute (le cosmos, la sphère de l’éther). Dans cette conception, la pluie tombe du ciel et ruisselle sur la terre car la sphère aquatique se trouve entre la sphère de l’air (qui lui est supérieure) et la sphère terrestre (qui lui est inférieure). Aristote propose également un système « d’affinités » pour expliquer comment les éléments s’associent ou se dissocient les uns des autres. Malgré son éternelle rivalité avec Aristote, Platon défend une théorie à cinq éléments similaires, mais qu’il associe à une vision géométrique de la Nature où ces éléments sont associés aux cinq uniques solides réguliers (convexes) de l’espace (cube, icosaèdre, octaèdre, tétraèdre et dodécaèdre). On retrouve également des théories à cinq éléments très similaires dans le Mahābhūta hindouiste et bouddhiste et le Godai japonais (terre, eau, feu, vent, espace), ainsi que dans le Wuxing chinois (terre, eau, feu, bois, métal).

2. La théorie de l’alchimie

tableau des symboles alchimiques
Un tableau des symboles alchimiques extrait du “Testament de Basile Valentine”, 1670 Crédit wikimedia

La théorie élémentaliste originelle a tendance à confondre dans le même concept les notions d’éléments et de phases de la matière. Les cinq éléments peuvent être rapprochés des cinq phases : solide, liquide, gazeuse, incandescente et “éthérée” [1]. Mais l’approche philosophique d’Aristote s’avérant insuffisante pour rendre compte des observations faites par les personnes ayant une connaissance pratique de la matière (en particulier les métallurgistes), il a fallu revoir la liste et la conception des éléments. Cette nouvelle approche développée à partir de la philosophie d’Aristote et de l’expérience métallurgique, et qui emprunte également à la philosophie hermétique, donna naissance à Alexandrie entre le IIème et le Ier siècle av. J.-C., à l’alchimie. Cette approche connue son essor entre VIIIème et Xème siècle dans l’empire islamique, puis entre XIème et XVIème siècle dans le monde chrétien à la suite de la traduction de nombreux textes arabes en latin après la chute du califat de Cordoue. Aux cinq éléments aristotéliciens, les alchimistes ajoutèrent les principes du soufre et du sel, ainsi que les sept métaux en correspondance avec les sept planètes connues de l’époque : l’or (Soleil), l’argent (Lune), le cuivre (Vénus), le fer (Mars), l’étain (Jupiter), le plomb (Saturne) et le vif argent [2]. L’ajout de ces éléments supplémentaires s’inscrivait à la fois dans une démarche rendant compte des effets observés en pratique [3] et dans une démarche plus philosophique voir magique [4]. En occident, les alchimistes s’impliquent également dans le débat théologique sur l’Eucharistie entre la transsubstantiation [5] et la consubstantiation [6].

3. La séparation de la physique et de la chimie

Aux éléments de base précités, les différentes auteurs alchimistes avaient tendance à en ajouter d’autres de leur cru, parfois sur des définitions, des arguments et des principes quelque peu obscures. Mais, à partir de la Renaissance, avec l’avènement de la pensée scientifique mettant à distance la philosophie et débarrassée du poids des croyances, ce foisonnement se changea en l’établissement d’une liste des éléments purs commençant à ressembler à la table moderne. Les éléments aristotéliciens tombèrent petit à petit en désuétude, jusqu’à ce que Henry Cavendish montre en 1784 que l’eau était obtenue par combinaison d’hydrogène (gaz qu’il avait mis en évidence en 1766) et d’oxygène (découvert indépendamment par Carl Wilhelm en 1772 et Joseph Priestley en 1774). Le français Antoine Laurent de Lavoisier conclura cette évolution en synthétisant ces découvertes et en y apportant ses propres travaux sur l’oxydation et le processus de combustion, posant les bases de la chimie moderne.

Mémoire de nomenclature chimique par Antoine Laurent de Lavoisier
Mémoire de nomenclature chimique par Antoine Laurent de Lavoisier Crédit : Librairie Le Feu Follet – Edition-Originale.com

En 1787 avec Claude Louis Berthollet et d’autres chimistes, il publie la méthode de nomenclature chimique, qui constitue la première tentative de classification méthodique des éléments. Parallèlement, avec la publication des principes de la philosophie en 1644 par René Descartes et des principa mathematica philosophiæ naturalis en 1687 par Isaac Newton, les bases de la théorie moderne de la mécanique (science du mouvement) et plus généralement de la physique, sont posées, concluant la chute de l’aristotélisme commencée à la renaissance par l’introduction du modèle héliocentrique de Nicolas Copernic. Les cartésiens tenteront d’établir une chimie mécaniste avec des « atomes » à pointes (pour les corps acides) ou poreux (pour les alcali). Mais celle-ci était si peu efficiente pour rendre compte des résultats expérimentaux, que les chimistes rejetèrent cette vision mécanique et restèrent en grande partie aristotéliciens jusqu’à Lavoisier. C’est de cette époque que date la séparation de la physique et de la chimie en deux sciences indépendantes, avec chacune leurs propres concepts, théories et méthodologies.

4. Première table périodique

Le nombre d’éléments chimiques purs devenant important, le besoin de les organiser et de les classer en fonction de leurs propriétés devint de plus en plus prégnant. À la suite de la première tentative par Lavoisier en 1789, Johann Döbereiner et Jean-Baptiste Dumas proposèrent entre 1817 et 1859 de regrouper les éléments par triades ou tétrades à partir de relation arythmique entre les masses atomiques des éléments. Mais le premier à remarquer l’existence d’une périodicité dans les propriétés chimiques des éléments est le français Alexandre-Émile Béguyer de Chancourtois. Il organisa les éléments en spirale sur un cylindre, où les éléments des triades et des tétrades de Döbereiner et Dumas se trouvent alignés. La « vis tellurique de Chancourtois » est la première classification périodique des éléments.

Vis tellurique de Chancourtois, 1862
Vis tellurique de Chancourtois, 1862. crédit : wikimedia

Les chimistes continuèrent leurs efforts pour classer les éléments, et tous ces travaux aboutirent finalement à la table périodique de Mendeleïev en 1869, qui fut peu à peu complétée avec les découvertes d’éléments nouveaux, pour arriver à la table telle qu’elle est connue aujourd’hui.

Tableau périodique russe basé sur le tableau original de 1869
Tableau périodique russe basé sur le tableau original de 1869 de Dmitri Mendeleyev. Crédit : CC BY-NC-ND 3.0 ES

5. Les briques élémentaires de la matière

Parallèlement à l’édification de la table périodique des éléments, la question de la nature réelle des éléments chimiques se posa. L’idée selon laquelle un élément correspondait à un atome, c’est à dire à une brique insécable de matière, fit son chemin. C’est John Dalton qui remit cette idée dans l’actualité scientifique en 1808 dans son ouvrage New system of chemical philosophy [7]. La thèse atomiste de Dalton fut néanmoins très débattue par les chimistes. Il faudra attendre l’article d’Albert Einstein de 1905 interprétant le mouvement Brownien comme la manifestation du mouvement aléatoire de molécules, et les expériences vérifiant cette hypothèse de Jean Perrin en 1908, pour prouver définitivement la validité de l’hypothèse de l’atome. Les éléments de la table de Mendeleïev correspondent donc à des briques élémentaires de la matière. Mais très vite, la question d’une possible structure interne aux atomes se posa. L’expérience d’Ernest Rutherford 1911 consistant à bombarder une feuille d’or avec des atomes légers, prouva que l’atome était un édifice constitué d’un petit noyau présentant un charge électrique positive autour duquel gravitent des particules appelées électrons, de charge négative. Entre 1913 et 1930 [8], des physiciens vont développer une nouvelle physique, la mécanique quantique, pour rendre compte du mouvement des atomes. Walter Heitler en 1927 et Linus Carl Pauling en 1928 montreront que la mécanique quantique explique les liaisons chimiques. Le principe d’exclusion de Pauli (un postulat fondamental de la mécanique quantique), explique lui l’organisation en couches des électrons en orbite autour du noyau. Les électrons cherchent à occuper les couches les plus basses disponibles, sans « partager » leur place avec d’autres. C’est le niveau de peuplement de la dernière couche occupée (le nombre de places encore disponibles sur cette dernière) qui explique les propriétés chimiques des atomes. Il en résulte que la table périodique de Mendeleïev s’avère en fait un classement des atomes en fonction de la structure de leurs couches électroniques [9]. L’émergence de la mécanique quantique réconcilie la physique et la chimie. Comme l’avaient espéré les cartésiens à leur époque, les propriétés chimiques s’expliquent par la mécanique des briques élémentaires de la matière [10].

6. Des particules plus élémentaires

Modèle standard de particules élémentaires
Modèle standard de particules élémentaires – Crédit : MissMJ -Wikipedia

En 1932, James Chadwick met en évidence l’existence d’une particule neutre appelée neutron, qui fait suite à la découverte en 1919 par Rutherford que le noyau d’hydrogène (rebaptisé par la suite proton) était présent dans tous les autres noyaux. Il vient du fait que le noyau des atomes est un assemblage des neutrons et de protons. Les briques élémentaires de la matière se résument alors à trois particules élémentaires se distinguant par leurs charges électriques (et leurs masses) : l’électron, le proton et le neutron. Les atomes sont des assemblages de ces trois seules briques qui suffisent à expliquer la diversité du monde matériel. Mais en 1930, le problème du défaut d’énergie observé dans la désintégration radioactive bêta, obligent les physiciens à ajouter une autre particule neutre, le neutrino. Puis, au gré des expériences de physique nucléaire et de physique des particules, de très nombreuses nouvelles particules « rares » durent être ajoutées au modèle. Les physiciens se retrouvèrent dans une situation similaire à celle des chimistes du XVIIème et XVIIIème siècle, avec un nombre foisonnant de particules fondamentales, sans organisation ni classification claire. Le problème fut résolu par George Zweig et Murray Gell-Mann en 1964 avec leur modèle des quarks, qui montrent que les particules que l’on pensait fondamentales, étaient en fait elles-mêmes des composites de particules plus élémentaires. Cette théorie constitue le modèle standard de la physique des particules, toujours en vigueur aujourd’hui. La matière est constituée à partir de 12 particules réparties en deux familles. Les leptons (électrons, muons, tauons et les 3 types de neutrinos) qui ne s’assemblent pas en particules plus grosses, et les quarks [11] . Le proton est un assemblage de deux quarks up et d’un quark down ; le neutron est un assemblage de deux quarks down et un quark up [12]. Ces familles et les familles de particules composites que forment les quarks, ont des propriétés de symétrie qui jouent le rôle dans la classification des particules, de celui que joue la périodicité dans le tableau de Mendeleïev.

7. Et demain ?

Si le modèle standard s’est avéré particulièrement robuste, les physiciens, aiguillonnés par des problèmes astronomiques insolubles dans le cadre du modèle standard (matière et énergie noires), pensent qu’il reste de nouvelles briques élémentaires à découvrir. Des expériences sont en cours au CERN à Genève pour tenter de débusquer des particules au-delà du modèle standard, et peut-être démontrer que nos 12 particules fondamentales ont peut-être elles-mêmes une structure interne, comme ce fut le cas pour les atomes du tableau périodique.

[1La physique moderne recense les phases solide, liquide, gazeuse, plasma et de condensats quantiques.

[2Mercure ; par un glissement de sens, le métal initialement désigné par vif argent s’appelle aujourd’hui le mercure.

[3Œuvre noire pour la dissolution du mercure, la coagulation du souffre, la corruption des substances ; œuvre blanche pour la purification et le lavage ; œuvre jaune pour la recombinaison et la sublimation ; œuvre rouge pour l’union du mercure et du soufre et la fixation.

[4Grand Œuvre pour la transmutation des métaux

[5Le pain est totalement converti en corps ressuscité du Christ tandis que demeurent les apparences, dogme officiel de l’Église Catholique Romaine depuis le concile de Latran en 1215.

[6Le corps du Christ est dans et avec le pain, dogme adopté par les luthériens et déclaré comme hérésie par l’Église Catholique au concile de Trente en 1563

[7L’idée n’avait jamais vraiment disparu depuis l’antiquité, à la Renaissance Giordano Bruno, Galilée ou Robert Boyle défendirent des idées atomistes.

[8Niels Bohr, Albert Einstein, Satyendranath Bose, Louis de Broglie, Wolfgang Pauli, Enrico Fermi, Werner Heisenberg, Paul Adrien Maurice Dirac.

[9Certaines versions de la table présentent d’ailleurs les structures de la dernière couche électronique des éléments suivant une nomenclature de la forme 4d45s1 par exemple

[10Mais pour une mécanique qui n’a plus grand chose à voir avec celle des XVIIème et XVIIIème siècles.

[11Up (haut), down (bas), strange (étrange), charm (charme), bottom ou beauty (dessous ou beau), top ou truth (dessus ou vérité).

[12Une troisième famille de particules fondamentales, les bosons de jauge, décrit les interactions entre les particules matérielles.